EVEOLE : gratuité des transports, on passe à la caisse (2/2)

Des bus vus d'en haut

Après avoir posé le cadre général de cette affaire de gratuité, abordons ses effets en réponse aux nombreux objectifs que lui assignent ses inventeurs.

On aime la bagnole

D’abord, des chiffres parce qu’il n’y a que ça de vrai. Sur une population totale, le recours aux transports en commun reste marginal comparé à celui de la voiture. Cet objet, autrefois de désir et de liberté, est devenu depuis quelques temps un repoussoir absolu en dépit de son utilisation par tous les Français ou presque.

La part modale du déplacement collectif (on met le train dedans) est faible, à 5%, quand la voiture est à 68%, la marche à 25% et le vélo à 2%. D’après l’INSEE, dans le bassin minier, près de 83 % des actifs qui y travaillent (plus de 200 000 personnes) utilisent l’automobile pour se déplacer, proportion supérieure aux chiffres nationaux.

C’est dire que dans la masse, les habitants qui montent dans le bus sont rares. Notre taux moyen de voyages par habitant, déjà évoqué, est faible : 11 quand certaines AOM dépassent les 200.
Nous avons pourtant hérité d’un réseau plutôt bien fait. Il découlait des circuits professionnels montés par les entreprises, les charbonnages notamment, qui pouvaient déterminer le lieu d’habitation en fonction de la localisation des puits ou des usines.

Notre situation est aujourd’hui différente. La démocratisation de la voiture comme l’étalement de l’habitat – l’un s’est appuyé sur l’autre – ont bouleversé l’ancien système. L’INSEE indique que les 15 000 actifs du bassin minier qui utilisent les transports en commun réalisent des trajets de proximité (moins de 10 kms) ou de longue distance (plus de 35 kms).
Les circuits courts sont plutôt routiers tandis que les plus longs sont ferroviaires. On note que le Lensois et le Douaisis échangent de nombreux actifs mais la faiblesse de l’offre de transports en commun entre ces deux zones conduit les navetteurs à utiliser massivement la voiture.

En ayant ces grands nombres à l’esprit, il faut considérer les objectifs stratégiques qui justifient le passage d’Evéole au gratuit. On peut citer, entre autres, le tweet triomphal du député Bruneel qui a fait de ce sujet un de ses dadas : « une victoire collective qui va bénéficier à tous les citoyens et à l’environnement. Bravo ! ».
Gardons la tête froide. Nos élus sont, parmi les gens, les moins disposés à prendre les transports en commun alors même qu’ils s’en occupent beaucoup. Il serait facile de vérifier lors d’un conseil communautaire qui est venu à Douaizizaglo en bus. On n’ose évoquer le vélo.

Si le député Bruneel voit la gratuité comme une mesure sociale et environnementale, notre président ajoute à son tour qu’elle faciliterait « l’accès aux services publics et aux équipements culturels, sportifs et de loisirs » tout en étant « un levier d’animation et d’attractivité touristique ». Il considère, de plus, que la mobilité « serait un frein à l’emploi, à la formation et à l’accès aux soins sur notre territoire ».

Une panacée aux effets difficilement mesurables

A l’exemple des publications du GART, de l’INSEE ou même du Sénat, on dispose d’études fouillées sur la gratuité des transports. On épargnera leur détail aux lecteurs mais il est possible d’en tirer quelques conclusions en regard des nombreuses finalités qu’on assigne à cette décision improvisée.

La première est justement qu’il n’y a pas ou peu de constats avérés, faute de dispositifs fiables de recueil des données sur le mode « avant après ». Les agglomérations qui ont installé la gratuité éprouvent beaucoup de mal à mesurer les effets concrets de leur politique, hors la hausse de fréquentation la première année.

Concernant le « lien social » qui serait facilité, le GART indique que rien ne peut vérifier la réussite d’un tel objectif. Le problème tient à l’impossibilité d’isoler cette décision dans l’évolution des usages. Tout au plus, peut on peut postuler d’un effet possible sur le pouvoir d’achat par le transfert de la charge sur les citoyens imposables au bénéfice de ceux qui ne le sont pas.

L’employabilité empêchée par le prix des transports apparait tout autant aléatoire même si ce lien semble logique intuitivement. Il existe de nombreux dispositifs d’aide spécifiques pour les demandeurs d’emploi ou les « travailleurs pauvres » , notamment pour faciliter leurs déplacements.
Par ailleurs, comme le dynamisme des entreprises dont dépend le rendement du « Versement Mobilité », les déterminations de l’insertion professionnelle sont multi-factorielles. Si la mobilité joue un rôle, elle n’en est pas la clé absolue. Le problème de notre territoire est d’abord celui de la faiblesse de la formation de sa population.

L’accès à la santé est difficile à mesurer alors même qu’il existe une prise en charge par l’Assurance Maladie qui rembourse les frais de 65 % à 100 % selon les cas (cf prescription médicale de transport par le célèbre formulaire 11574*04). Là encore, surtout de nos jours, les difficultés du Douaisis se trouvent plus du côté de l’offre de soins que des moyens de transport pour y accéder.

Quant à la réduction de la pollution, objectif auquel aucune politique ne peut aujourd’hui échapper, des bus gratuits pousseraient sans doute des automobilistes à remplacer leur voiture par le Binbin pour sauver la planète.
S’il pollue beaucoup plus qu’une voiture (900 gCO2 contre 130), le gain du bus se trouve dans le rapport favorable passager/véhicule (avec 12 passagers, on tombe à 70 gCO2). C’est moins vrai en périodes creuses et surtout lors de l’inévitable haut-le-pied.
L’Ile de France a mené une étude sur les conséquences d’une éventuelle gratuité. Pour la région – très dense en réseau et en démographie – la réduction en bilan carbone monterait à 28 millions d’euros sur 4 milliards (soit 0,7%). Au final, la baisse du trafic routier serait de 2%, sachant que 90% des déplacements automobiles ne peuvent être reportés sur les transports en commun.

Une dernière finalité – sur une liste qui en coche déjà beaucoup – concerne la revitalisation du centre ville que cette gratuité soutiendrait. Malheureusement, là encore, le GART indique que la concrétisation de cet objectif est « difficilement appréciable » .
Il réclame en fait une bonne coordination à l’échelle territoriale et surtout, comme nous le verrons plus bas, une profonde réflexion sur l’intermodalité.

Ligne 4 Evéole
« The magic line » . Cette nouvelle n°4 coche toutes les cases : mobilité, événement, emploi, santé, commerce, entreprise, scolaire, loisir. Manque la lutte contre la pollution mais les bus roulent peut être au diesel.

Profils des utilisateurs

Quant aux effets de la gratuité, plusieurs études avancent le chiffre de 2 trajets d’usagers sur 10 qu’elle provoquerait.
L’étude francilienne, déjà citée, obtient une hausse théorique de la fréquentation de 6 à 10% selon les configurations. Dans celle-ci, la moitié proviendrait des marcheurs et des cyclistes (2/3, 1/3) et l’autre des automobilistes.

Amusons nous à définir des « personas » comme le font les spécialistes du marketing concernant le public futur d’Evéole :
-d’abord les voyageurs qui ne verront aucun changement, tout le public scolaire et les personnes aidées.
-ensuite les gens qui prennent déjà le bus et qui ne paieront plus.
Ces deux groupes pèseront peu sur l’augmentation de la fréquentation.
-après, les usagers abandonnant leurs anciens moyens de transport : la marche, le vélo puis la voiture.
-enfin, les nouveaux utilisateurs qui n’entrent pas dans les catégories qui précèdent. Ils sont hétérogènes, découlant de toutes sortes de considérations difficiles à connaitre (effet d’aubaine, recours aléatoire etc.).
L’enjeu d’une politique de gratuité se trouve évidemment dans ces deux dernières « personas » .

Quoi qu’il en soit, le GART, étudiant plusieurs réseaux gratuits notamment les plus anciens, note qu’après l’augmentation, une stabilisation de la fréquentation survient généralement au bout de deux ou trois ans. Le gisement des nouveaux usagers, saturé, ne progresse plus, sauf si l’offre est soutenue par des investissements conséquents.

En termes de profils, confirmés par diverses enquêtes locales, ce sont les jeunes et les personnes âgées qui augmentent leur usage. Les premiers, qui ne possèdent pas de voiture, préfèrent monter dans une rame gratuite plutôt que marcher. Pour les anciens, la notion de temps de trajet est pour eux moins essentielle tandis que leur pratique de l’automobile s’éloigne avec l’âge.

Pour comprendre les déterminations de l’impact du gratuit, deux facteurs sont à prendre en compte : l’accessibilité (la proximité des arrêts du lieu de départ et de destination) et la durée de trajet (comparé à un autre mode). Ce n’est pas le « gratuit » qui pousse l’usager à monter dans un bus. C’est l’avantage qu’il peut en tirer en termes d’arbitrage de plusieurs facteurs de mobilité.
A l’inverse du prix qui joue peu, le niveau de l’offre et la qualité du service interviennent majoritairement. D’après l’INSEE, 84 % des trajets domicile-travail sont en moyenne plus rapides par la route contre seulement 6 % par les transports collectifs.

L’intégration des politiques de mobilité

L’intermodalité cache derrière ce terme barbare une idée simple : on ne vit pas coupé de son environnement en termes de transport. Autrement dit, installer la gratuité d’un réseau pose la question des systèmes interconnectés avec lui.
Ainsi, d’autres modes de déplacement qui sont payants, le rail (TER, TGV) ou les circuits gérés par d’autres collectivités. C’est le cas des lignes Arc-en-Ciel régionales lesquelles, traversant notre territoire, obligent l’éventuel usager à jongler entre différentes obligations. Ces ruptures, qui résultent de l’improvisation, n’aideront pas.

L’intermodalité débouche sur l’intégration de cette décision dans d’autres politiques. Elle prend sa mesure pour Douai qui est en délicatesse avec sa périphérie mais surtout les maîtres absolus du territoire.
Comme le résume un spécialiste suisse (donc neutre) : « À elle seule, la gratuité paraît insuffisante pour parvenir à un véritable report modal. Il faut améliorer l’offre et réfléchir à l’organisation du territoire concerné. Si vous avez un centre-ville qui dépérit et que vous cherchez à le stimuler grâce à la gratuité des transports publics mais que dans le même temps vous avez inauguré deux ans plus tôt une gigantesque zone commerciale en périphérie, les transports publics, même gratuits, demeureront impuissants. »

Par ailleurs, au risque du décrochage des lecteurs parvenus jusqu’ici, il faut poser la question du gratuit en lui même, en termes de prospective mais surtout de pilotage. Quelles sont les limites d’un service offert sans aucune contrepartie ? Doit-on, dès l’instant où la gratuité existe, abandonner toute notion de rentabilité ? Cette dernière doit être mesurée par un suivi des usages comme des besoins de la population.

Ce sujet est essentiel comme il devrait l’être pour toute politique publique qui engage l’argent des contribuables. Dans un pays comme le Douaisis où rien n’est jamais documenté, on peut craindre quelques incertitudes, y compris sur les effets qui pourraient objectivement justifier cette mise en œuvre.

D’où deux propositions :
La gratuité ne doit pas impliquer obligatoirement la disparition de tout titre de transport. Il serait utile qu’on « bipe » à des terminaux pour qu’on puisse disposer de statistiques de fréquentation, seul moyen de connaître l’impact de cette invention miraculeuse.
Proposons, autant que faire se peut, aux agents qui ont découvert leur mise sur la touche sans aucun avertissement, de gérer ces données proche de leur fonction commerciale. Ils feraient cela très bien, il faut en être persuadés.

Le GART a souligné le manque flagrant de suivi des politiques de gratuité des transports publics.
Montrons l’exemple pour une fois !

Max aime apprendre mais parle un peu souvent à la première personne. C'est un travers qu'il combat difficilement. Va falloir l'aider. Il adore la Scarpe et l'orgue de St Pierre, surtout les basses.

4 Comments

  1. Voila du concret fort bien documenté. Chapeau l’artiste. Tout cela confirme mon opinion quant aux besoins de formation et la paupérisation de notre région, et l’accès aux soins n’est surement pas un argument acceptable pour justifier cette gratuité imposée par nos élus en mal d’une nouvelle élucubration sans fondement ni précaution élémentaire. Bon sang, à vous lire il n’y a qu’à se baisser pour avoir les réponses mais bien sûr si on ne se pose pas les questions….
    Quant aux 2 propositions finales, je les trouve tout à fait pertinentes mais, à ma connaissance, elles ne sont pas à l’ordre du jour chez SMTD-Eveole. Les salariées des agences sont affectées sur les bus en tant que « Agent d’ambience » (sic). Vaste programme aurait dit le général De Gaulle, mais qui n’inclue certainement pas ce genre de considération. Je crains qu’une fois encore nous ne montrions pas l’exemple. Ou alors, ce sera celui à ne pas faire. Comme d’habitude.

    1. Oui, tous ces éléments sont publics, solides et incontestables. Il suffit de lire mais peut être les lecteurs sont-ils aujourd’hui rares dans le Douaisis.
      La proposition finale est neutre financièrement et logique humainement. On vous rassure : la probabilité qu’elle soit prise est égale à zéro… Chez nous, le pire est toujours vrai. C’est d’ailleurs une boussole inversée. La vérité est de l’autre côté, toujours 🙂

  2. La gratuité du transport scolaire, financée par le Conseil général de l’époque sous administration socialo-communiste avait été supprimée définitivement pour les lycéens du Nord par celui-ci au motif qu’il fallait faire des économies…
    Les communistes locaux MICHON, BEAUCHAMPS et CANDELIER avaient votés cette mesure et en septembre 2014, le SMTD en plein désastre financier s’était retrouvé contraint de tarifer, pour compenser la perte… Dès lors les communistes en ont fait un cheval de bataille, BRUNEEL n’étant d’ailleurs déjà pas le dernier à revendiquer la gratuité totale, bien qu’au fait de la débâcle…
    En 2017, le Conseil départemental du Nord, pour les mêmes raisons a supprimé la gratuité du transport des collégiens (POIRET, SANCHEZ, DECAGNIES…), privant à nouveau le SMTD de la compensation…
    A l’époque, à part l’agitation d’élus en mal de slogan cette tarification imposée par eux-mêmes n’avait provoqué aucune réaction des familles…
    Il est risible aujourd’hui de voir cette entente cordiale des pourfendeurs de la gratuité du transport scolaire, nous la vendre pour tous (qui d’ailleurs ne le réclamait pas…), au motif que la vertitude du transport collectif qui serait un atout pour notre territoire, que l’on irait aussi aisément à l’hôpital se faire vacciner ou encore améliorer sa culture personnelle le dimanche quand le transport en commun ne circule pas ou peu.
    Bon, maintenant et si on reparlait de la gratuité d’ARKEOS, payant puis gratuit pour améliorer la fréquentation… Puis redevenu payant parce que ce qui est gratuit serait perçu selon le timonier comme un produit de seconde classe…
    Et tous ces lieux de culture, de loisir… Où l’on pourrait se rendre gratuitement en transport en commun d’après les « vendeurs » du concept… Pourquoi ne pas instaurer la gratuité de ces lieux, comme c’était le cas dans la grande URSS…

    1. Ces revirements donnent une idée de la motivation réelle de cette décision absurde. Elle est politique et pas plus. Comme toujours, les gogos tombent dans le panneau.
      Un monde gratuit, quel rêve merveilleux. C’était effectivement celui des Communistes. Quand on regarde bien, on y arrive peu à peu. Plus grand chose échappe à l’argent public sur le principe très rigolo de la ponction massive sur tout le monde et la redistribution aléatoire de la manne. Bientôt la banqueroute.
      Arkeos fera l’objet d’un billet encore qu’il est extrêmement difficile d’avoir des informations précises sur ce projet génial qui, à n’en pas douter, va sauver notre Douaisis.

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