Comme son ami Vanlerberghe mais en mieux, le parcours de Jean Baptiste Paulée, enfant de Douai, est emblématique des destins extraordinaires favorisés par la Révolution.
De la légende à la réalité
Son ascension prodigieuse frappait les contemporains qui forçaient le trait sur son origine obscure pour mieux en souligner l’exploit. Présenté comme un « garçon d’auberge quasi illettré », il était en fait le fils d’un hôtelier prospère qui savait parfaitement signer – donc écrire – comme le prouve l’acte de naissance de Jean-Baptiste, enregistré par le curé de la paroisse St Pierre le 17 décembre 1754.
Son nom, Paulée, qui est selon Dauzat une déformation du prénom Paul, est très courant dans le Nord de la France , avec des graphies différentes, ainsi Pollet ou encore Paulet. La forme accentué, plutôt maline, différencie cette famille de toutes les autres.
On sait peu sur la période pré-révolutionnaire de Paulée, sinon qu’il aurait travaillé à l’hôtel de Bourbon (ensuite « de Flandres »), place d’Armes, qu’il recevra de son père en héritage. Selon la légende, il aurait épousé la cuisinière de l’auberge. Ce « cordon bleu » traitant avec beaucoup d’attention les clients dont il attendait des avantages, il en aurait tiré ses premiers succès.
Il n’en est rien. Si notre aubergiste s’était marié une première fois avec une demoiselle Delassalle, devenu veuf, il a ensuite épousé en 1783 une certaine Marie Barbe Dervaux. Loin d’être une spécialiste des fourneaux, celle-ci était issue d’une famille de censiers aisés qui possédait le château de Lewarde.
Son frère, Paul Joseph sera maire de la commune au début du siècle. Mieux, il est l’arrière-grand-père maternel de Mme Camescasse par sa fille, Adèle, qui épousera en 1820 Louis Delegorgue.
L’hôtellerie sous l’Ancien Régime est peu documentée. Les voyageurs, notamment anglais, décrivent une offre flamande de qualité, à l’inverse de celle des auberges du Midi jugée plus discutable.
On peut faire l’hypothèse que l’hôtel de Bourbon, sur la plus belle place de la ville, entrait dans une catégorie supérieure qui offrait à son « maître d’hôtel », c’est à dire son patron, de confortables revenus. De même, dans une ville de garnison, de plus siège d’un parlement, une auberge réputée était le centre d’un réseau étendu de relations et d’informations qu’il pouvait mettre à son profit.
Le début de l’ascension
Quoi qu’il en soit, loin de l’hôtellerie, tout indique que Paulée s’est essayé relativement tôt au commerce international dont d’abord celui des grains, spécialité de Douai. L’approvisionnement de son hôtel l’avait probablement habitué aux circuits d’échanges, sachant que le débouché naturel du Douaisis est d’abord l’ancienne Flandre. Tournai notamment, ville avec laquelle tous les bourgeois importants, survivance du passé, possèdent des liens familiaux ou professionnels. Sur les actes, avant 1789, il se présente d’ailleurs comme « négociant », ce qui démontre qu’il avait très tôt dépassé son ancienne pratique.
Comme un Bonaparte qui ne serait rien sans elle, la Révolution va changer le destin de Paulée. Signes de son adhésion aux temps nouveaux, il fait partie de la Garde Nationale et du conseil municipal, tout en étant membre de la franc-maçonnerie locale. Il est une des personnalités douaisiennes – intéressées – qui, dès 1790, réclament l’achat des biens nationaux par la commune, préalable légal pour qu’ils puissent ensuite être revendus… à leur profit.
En février 1792, Paulée acquiert pour près de 20 000 livres le couvent des Dominicains. Puis, trois ans plus tard, en septembre 1795, alors qu’il est déjà lancé dans les affaires de haute volée, il investit près de 2 millions pour s’emparer de l’abbaye des Prés. Il y installera à grand frais une demeure dont le luxe frappera les Douaisiens qui en parleront longtemps, même après sa démolition.
A partir d’avril 1792, un autre évènement lui a en effet donné l’occasion d’associer l’enrichissement radical à ses opinions politiques avancées. La guerre déclarée par la France contre l’Autriche-Hongrie va plonger le pays et la Flandre en particulier dans un long conflit armé. S’il est ruineux, le coût est relatif : les conquêtes sont une manne financière pour la République.
Paulée sera exactement à la rencontre de ces deux mouvements qu’on hésite un peu à qualifier de vertueux. Lancé dans le lucratif commerce des fournitures militaires, il livre surtout des vivres, ainsi des grains, que sa connaissance du secteur lui permet sans doute de rassembler facilement, sans parler de sa capacité à mobiliser des fonds, les siens et ceux de ses innombrables associés.
A cette époque, l’armée ne dispose d’aucun service d’intendance, ni de moyens logistiques. On sous-traite à l’ancienne mode. Des fournisseurs passent un accord avec l’Etat en se chargeant de tout (marchandises et transports) contre une rémunération confortable. Paulée, d’abord sans doute intermédiaire, devient très vite actionnaire de diverses « compagnies des équipages militaires » lesquelles, compte tenu des volumes en jeu, manient des sommes énormes pour assurer la livraison des vivres nécessaires aux unités combattantes.
Des aventuriers aux confins des banquiers
Durant cette période qui ne se stabilisera financièrement qu’après la fondation de l’Empire, fournisseurs et banquiers apparaissent souvent alliés dans cette fièvre affairiste. Paulée sera ainsi associé à son compatriote Vanlerberghe tout en étant en relation d’affaires avec les Panckoucke de Lille, Declerc de Dunkerque ou encore les Gossuin d’Avesnes.
Tous ces manieurs d’argent se confondent dans ces opérations aussi risquées que rémunératrices dont le statut moral laisse beaucoup à désirer du côté des compagnies comme celui de l’administration.
Le mécanisme d’enrichissement procède de la capacité à rassembler le numéraire qui permet l’achat des fournitures. Le prix demandé en contrepartie à l’Etat permet un excellent bénéfice, sans doute accru par le prix réellement payé auprès des producteurs. Il faut aussi ajouter les pots-de-vin passés avec les généraux qui jouent des quantités comme de la qualité des marchandises. Si l’armement est irréprochable, les effets militaires sont parfois lamentables. Les semelles des souliers en carton étaient courantes…
Pour autant, le paiement – nous sommes en pleine période des assignats – peut mettre les fournisseurs en grande difficulté quand la valeur nominale du prix s’éloigne trop de sa valeur réelle, ce qui sera systématiquement le cas jusqu’au Consulat. Ce décalage mènera certains fournisseurs à la banqueroute. Ayant payé les livraisons, parfois par un emprunt, ils sont remboursés avec de la monnaie papier qu’une inflation galopante réduit à peu de chose.
Comme on l’apprend à l’école, invention géniale, les assignats étaient garantis sur les biens nationaux dont ils étaient la contrepartie en valeur. Mais à la fin de la Convention, tous ceux situés en France ont été gagés ou vendus alors même que la planche à billets a tourné à plein (valeur des biens : 3 milliards, assignats en circulation : 50 milliards). Seules les confiscations qui suivent les conquêtes militaires peuvent permettre aux détenteurs d’assignats de rentrer dans leurs frais.
Possédant une masse considérable de papier, Paulée obtiendra ainsi du Directoire en 1797 un décret qui l’autorise à acheter pour 16 millions de biens nationaux en Belgique, fruit des confiscations menées au détriment des congrégations religieuses. Il acquiert ainsi une multitude d’exploitations à Charleroi, Mons et évidemment Tournai. On trouve dans ces achats de « gros morceaux », ainsi les abbayes de Gembloux et d’Argenton.
S’il existait une forte différence entre sa créance et ce que l’Etat lui a proposé comme remboursement en nature, Paulée se rattrape sans difficulté par la sous-estimation de ces biens, probablement un tiers de la valeur réelle. On peut supposer que notre Douaisien, en voisin averti, connaissait parfaitement le potentiel de cet achat.
Un financier de haute volée
Dans la gestion de ses affaires, Paulée démontre qu’il avait une connaissance très précise des questions financières. Cette expertise contredit facilement la réputation d’inculture qui lui a été faite de son vivant et qui subsiste curieusement jusqu’à aujourd’hui. Un mémoire sur la nécessaire réforme des finances publiques publié en 1799 expose une hauteur de vue qu’on ne s’attend pas à trouver dans la tête d’un « garçon d’auberge quasi-illettré » .
S’il est probable qu’il ait été aidé dans cette publication par divers spécialistes, il devait toutefois être capable de soutenir ses démonstrations devant les ministres ou grands commis avec lesquels il traitait. Pour autant – il était connu pour ces choix – Paulée sut s’entourer de collaborateurs de valeur, nombreux et surtout grassement payés qui ont contribué à maintenir et faire fructifier sa fortune.
Une dernière caractéristique différencie Paulée de ses collègues et qui, là encore, atteste de son habileté, c’est sa capacité à traverser, fortune faite, tous les aléas qui ont suivi la Révolution et l’Empire. Avec la dépréciation monétaire déjà évoquée, toutes sortes de risques guettaient ces aventuriers, entre autres la faillite mais, pire encore, la prison.
Si le gouvernement acceptait, du fait de l’urgence et de la nécessité, quelques entorses à la règle, l’exagération pouvait mener en cellule ou à l’échafaud. Accusés de prévarication et de soustraction à l’impôt, Vanlerberghe ou Ouvrard furent ainsi brièvement emprisonnés. Paulée, pourtant très lié avec ses deux collègues, lui même régulièrement mis en cause, réussit miraculeusement à échapper aux foudres de la justice.
Il faut peut être voir ici un effet d’une utilisation bien comprise de ses ressources financières ou, mieux, l’existence d’appuis efficaces au plus près de l’Etat. Paulée était ainsi proche de Merlin, un temps Directeur, qu’il soutiendra à son tour matériellement quand le jurisconsulte sera exilé aux Pays-Bas après la Restauration.
Dès le début du Consulat, Paulée, par acte notarié, informe de son retrait de toute activité de négoce, dans la capitale ou ailleurs. S’il se défait de diverses propriétés, il conserve toutefois la plus grande part de ses possessions. On lui attribuera régulièrement, chiffre rapporté à de multiples reprises dont le montant interpelle par son immuabilité, 500 000 francs de rentes, produit de plusieurs milliers d’hectares de terres agricoles (9697 exactement).
Il recourt en Belgique à plusieurs agents d’affaires chargés de gérer, non seulement les fermages qui sont énormes en termes de revenu mais tout autant le placement de ces capitaux auprès de financiers ou de commerçants. Il lui arrivera ici ou là par le biais d’un prête-nom de réaliser quelques opérations mais il ne reprit jamais ses activités passées. Elles auraient été d’ailleurs, compte tenu de l’assainissement menée par le régime napoléonien et la sévérité de l’Empereur envers l’agiotage, bien moins rémunératrices qu’à la folle époque du Directoire.
Après l’aventure, la rente
La légende une fois encore présente Paulée vautré dans le luxe de ses palais et qui dilapide sa fortune comme tout parvenu se devait de le faire puisqu’elle avait été si mal gagnée. Une fois encore, ce n’est pas tout à fait exact. Si son goût pour le luxe, les comédiennes et la bonne chère ne se démentit jamais, il conserva ses richesses jusqu’au bout.
Selon plusieurs témoignages, il était entiché de musique mais surtout de théâtre, la tragédie ayant sa préférence. Il fut longtemps le protecteur de Mlle Duchesnois qui avait l’avantage d’être née en voisine à Saint-Saulve.
Partageant son temps entre Douai et Paris, il faisait de nombreux séjours dans son hôtel de la rue de Provence. Il en profitait pour y donner des dîners recherchés où il invitait de préférences des gens de théâtre et des personnalités « qui comptaient » dans la société parisienne.
Un témoin raconte : On y faisait bonne chère, bien qu’on dût subir toutes les manies, toutes les excentricités de son service de table qu’il dirigeait lui même. M. Paulée était alors d’un assez grand âge. Il ne manquait ni d’esprit, ni d’obligeance. Il était presque aphone et lorsqu’il voulait parler, il fallait que tout le monde se tut. Il disait donc à chacun à voix basse : « écoutez moi donc ! »
Mort à Douai en 1832, Paulée n’eut qu’un fils, Jean-Baptiste César, né en 1789, officier de Hussards dans l’armée napoléonienne. Chevalier de la Légion d’Honneur en 1813, il avait épousé trois ans plus tôt l’une des filles Vanlerberghe, Sophie. Cet évènement fut le « mariage du siècle » compte tenu des fortunes qui s’alliaient à cet instant, cérémonie toutefois ternie par les déboires judiciaires, au même moment, du père de la mariée.
Si César est décédé jeune, en 1831 – un an avant Jean-Baptiste – sa fille Aglaé, née en 1811, fut la direction unique de toutes les richesses de son grand-père paternel, sans même évoquer celles de sa mère Vanlerberghe. Elle épousa en 1836 Tanneguy Duchâtel, fils de sénateur, comte d’Empire, ministre à plusieurs reprises sous la Monarchie de Juillet. De ce personnage fastueux aux mains pleines, Mme Camescasse, peut être parce qu’elle en était apparentée, disait le plus grand bien.
Le ménage Duchâtel eut un fils, Charles, ambassadeur puis député, qui épousa en 1874 une Harcourt mais surtout une fille, Rosalie, mariée en 1862 au duc de la Trémoïlle. La veuve de César Paulée, devenue entretemps vicomtesse Jacqueminot, toujours vivante, eut donc l’honneur de voir sa petite fille, descendante directe, parait-il, d’un aubergiste douaisien, sublimée en véritable duchesse de France.
L’histoire est sa passion et à Douai, elle est servie. Les détails la passionnent car dans ce cas, il faut bien regarder et tenir le nez en l’air. La ville est belle, il faut la célébrer, tel est son credo.