Sujet qui a marqué l’histoire de notre ville, l’installation du « tramway » réclame une description. Le dossier est lourd. Il sera donc découpé en feuilleton.
Un si mauvais travail (2/3)
Après avoir analysé les principes qui ont conduit notre communauté d’agglomération à se lancer dans la construction d’un « tramway », il convient à présent d’examiner les conditions de sa réalisation.
Notre source sera ici presque unique. Il s’agit du rapport de la Cour Régionale des Comptes (CRC) sobrement intitulé « Syndicat Mixte des Transports du Douaisis » publié en novembre 2013. La lecture de ce document, certes un peu ancien, si on accepte de s’y plonger, apporte un éclairage étonnant sur cette catastrophe industrielle.
Grands et petits, les manquements de toutes natures, du début à la fin du processus, laissent pantois par leur nombre, leur gravité et évidemment leurs conséquences. Faisons ici œuvre de vulgarisation en résumant en quelques courts chapitres ce rapport qui, s’il fait honneur à notre magistrature, n’a eu aucun effet sur rien, ni personne.
Le statut illégal du SMTD
D’emblée, la CRC soulève un premier sujet, celui du statut juridique du SMTD, rien que cela, et de la confusion étonnante, illégale, de l’autorité organisatrice de transport urbain (AOTU) avec le service public industriel et commercial (SPIC) représenté par le SMTD. C’est à dire en gros, le mélange de ceux qui décident avec ceux qui font fonctionner le truc.
La CAD a ainsi choisi, dans un ensemble bizarre, de constituer une régie directe qui n’est ni un EPIC (établissement public industriel et commercial), ni une régie autonome. Il aurait sans doute fallu créer un EPCI (établissement public de coopération intercommunale), petite inversion de lettre qui change tout. Curieusement, les pilotes se sont bien gardés de le faire.
En apparence, vu de loin, cela ne paraît pas grave sinon par la dissociation absurde entre la gestion budgétaire ou celle du personnel que seul le DGS de la CAD pouvait assurer, et qui étaient étrangères au patron du SMTD.
Il y a une autre conséquence bien repérée par le magistrat, la confusion des budgets. Si la collectivité doit en posséder un en propre, celui d’un service de transport doit être dissocié pour qu’on y comprenne quelque chose. La régie directe permet d’éviter que ce soit le cas en mettant ces choses dans le grand tout de la communauté d’agglomération dans lequel il est difficile d’y retrouver ses petits.
Des comptes au doigt mouillé
Comme il se doit, la CRC s’intéresse aux comptes. Cet examen n’est pas très favorable quand elle observe le taux d’exécution. Il témoigne habituellement de la réalité de la dépense. Celle de 2010 interpelle car elle était à 16% quand la recette se montait à 19%.
Le juge soupçonne que cette bizarrerie n’est pas fortuite. Elle permet d’éviter d’afficher un déficit (ainsi en 2008 et 2009) qui aurait immédiatement déclenché un contrôle budgétaire aux conséquences radicales. Peut-être, pour notre bien à tous, que la chimère aurait été tuée dans l’œuf.
Par ailleurs, la précision des additions reste à améliorer. On note des subventions indiquées mais non obtenues (une différence de rien du tout : 4,5 millions) le tout sur un principe de recettes qui n’existent pas ou peu car la subvention – en fait l’impôt ou la taxe – est le mode le plus courant de financement du SMTD.
En effet, comme aujourd’hui, la participation des communes est très faible, le prix des tickets peu élevé, sans parler de la surreprésentation des transports scolaires dans l’activité de la société. De là à réclamer la gratuité des transports, comme le défendent certains élus, il n’y a qu’un rail.
Nous avons déjà repéré ici ou là la propension de prendre des décisions au doigt mouillé de la part de nos édiles. Un lecteur pourrait croire qu’on pousse un peu mais quand la Cour elle même le dit, cela prend une autre tournure.
Les rédacteurs s’étonnent ainsi de l’absence de statistiques, d’indicateurs dignes de ce nom. La performance d’un service délivré à coût d’euros pris dans la poche des contribuables est donc inconnue. Le juge s’étrangle quand il constate qu’on ne connaît « ni le nombre total de voyages par catégories de clientèles, ni le taux de fréquentation, ni le nombre de trajet ». Il faudra effectivement attendre 2011 pour savoir enfin le prix de revient au kilomètre mais nous mettons au défi le contribuable de le connaître en 2020.
De l’incompétence à tous les étages
Pointée par les auteurs, la compétence limitée des équipes du SMTD en charge du dossier explique peut être le désastre.
Ainsi, les magistrats relèvent, acides, l’absence d’habilitation du directeur d’exploitation qui n’avait pas les certifications requises. Ni les courriers du Préfet (septembre 2010), ni les mises en demeure de la DREAL (janvier 2012) sous la menace d’une radiation du SMTD du registre des transporteurs routiers, n’ont réussi durant plusieurs années à régler le problème.
De même, ils s’étonnent dans la même ligne de la faiblesse numérique et technique des équipes mises au service du dossier. De 2005 à 2008, ils comptent deux contrôleurs de travaux, deux administratifs, un responsable de la communication, tous remplacés ensuite par un seul ingénieur, de plus débutant. On en arrive à se demander qui, dans ce désert, décidait réellement des destinées d’un dossier aussi important.
Pas étonnant au final qu’on puisse lire cette constatation inquiétante, soit la « formation sommaire en comptabilité publique et droit budgétaire des agents en charge des finances ». La tenue matérielle des comptes en découle sans doute. On en était au SMTD à un système « tout papier » pour un budget dépassant les 100 millions d’euros. Ici ou là, le juge découvre des tableaux « Excel » chargés de suppléer cette étonnante absence de logiciel de gestion financière.
Des arbitrages à la va comme je te pousse
Adopté dès le départ du projet, le principe du tramway ne sera conservé, comme nous le savons tous, que dans cette appellation mensongère qui fait rire tous nos voisins.
De fait, très vite, notamment après la découverte que l’Etat ne donnerait aucune subvention – l’espoir était d’obtenir 30 à 40 millions d’euros – on décide d’abandonner le principe du double rail pour passer au rail unique mis en place par certaines villes, soit un étrier central dans le sol qui guide et alimente les rames. Quelques semaines plus tard, on l’abandonne à son tour pour le remplacer par un « guidage immatériel » sur pneus supposé moins coûteux. Le système est pourtant futuriste. Des capteurs enfouis dans le sol dirigent les voitures par ordinateur sans intervention du machiniste.
La réalisation de la totalité du projet, les deux axes A et B, était calculée pour un coût de 83 millions d’euros (immatériel) contre 115 (rail unique) De fait, ces prévisions ont été largement et rapidement dépassées. Le réalisé – en 2013 – est monté à 142 millions. Enfin, peut-être, car là, le juge marche sur des œufs. Les mandatements qu’il repère, tous additionnés, donnent selon le mode de calcul de 130 à… 180 millions de dépense réelle.
La première phase jusqu’à Guesnain aurait, d’après ses calculs, un coût global « avoisinant » les 131 millions d’euros. Au final, le magistrat estime que le coût total des deux lignes (A et B) ne sera pas éloigné de 370 millions d’euros. A comparer avec les 83 annoncés…
La conclusion est implacable concernant le choix du mode de guidage. A son grand dam, la CRC déplore n’avoir trouvé aucun plan prévisionnel justifiant le choix stratégique d’une technique immatérielle supposé moins onéreuse que le double puis le simple rail.
Force est de constater que cette décision n’avait aucune motivation objective. Comme les juges le remarquent, cet avantage financier n’ayant jamais pu être sérieusement prouvé, il n’a de fait jamais existé.
On aime beaucoup APTS
Une fois choisi le mode de transport (immatériel et sur pneus), un appel d’offre a été lancé à destination des constructeurs qui, on peut l’imaginer, ne devaient pas être très nombreux compte tenu de ces caractéristiques initiales qui tiennent, comme nous l’avons déjà vu, de l’ornithorynque.
De fait, le marché étant infructueux (décembre 2004), les pilotes font le choix de passer au système plus souple d’offres négociées.
Deux entreprises sont sollicitées : APTS et Siemens. La première est une société néerlandaise à responsabilité limitée, « Advanced Public Transport Systems » (APTS), la seconde n’a pas à être présentée. Basée à Munich, elle est le premier employeur privé d’Allemagne et la plus grande société d’ingénierie européenne.
En mars 2005, la première est choisie selon des principes confus. La petite société triomphe de la grande entreprise pour son écart de prix, ses délais, son esthétique. Gardons les deux premières motivations en mémoire. Elles prennent toute leur saveur dans la réalisation concrète du marché.
D’ailleurs, le juge s’interroge sur la qualité de l’offre négociée, n’hésitant pas à la qualifier de « biaisée ». Il est vrai que nos promoteurs paraissaient beaucoup apprécier la société néerlandaise à travers une inégalité de traitement qui interroge.
Rappelons qu’en 2010, le tribunal administratif de Lille a d’ailleurs donné raison à Siemens qui contestait l’attribution du marché à APTS parce qu’elle avait été basée sur une technologie inexistante. Il faut savourer cette conclusion qui est exactement la définition d’une chimère.
Si les responsables d’APTS, qui n’avait à son actif qu’un unique système de transport (celui d’Eindhoven, abandonné depuis), ont été plusieurs fois reçus à Douai, ce ne fut jamais le cas, effectivement, de ceux de Siemens. Ensuite, tous les retards, manquements de la société hollandaise n’ont donné lieu à aucune mesure de rétorsion de la part du SMTD ainsi une dénonciation du marché.
Pour le respect des délais, la livraison complète était prévue en juillet 2007 mais APTS a bénéficié de plusieurs avenants la repoussant : longueur des bus passée de 18 à 24 mètres, prestations supplémentaires diverses et variées et enfin, c’est un aveu, possibilité de réception des voitures sans guidage immatériel.
La charrue avant les bœufs
Le prototype bivalent avait un problème très français. Il lui fallait deux homologations émanant de deux services pour pouvoir fonctionner. D’abord celui qui gère les véhicules sur pneus et ensuite celui qui s’occupe du guidage immatériel, à savoir le célèbre « service technique des remontées mécaniques et des transports guidés » (STRMTG).
Une entreprise normale aurait d’abord essayé d’obtenir les homologations qui décident de tout avant de commencer quoi que ce soit. La France possédant des critères plus sévères que les Pays-Bas en terme de transport sans conducteur, le préalable absolu, concernant le niveau de sécurité (Safety Integrity Level ou SIL-4), le plus contraignant de tous, était d’y répondre prioritairement. Le plus incroyable, c’est que cette obligation dirimante n’est même pas évoquée dans le marché.
Ces deux homologations s’accompagnaient d’une troisième, relevée par la Cour, celle s’exerçant sur l’infrastructure du réseau, ainsi les ouvrages d’art. Elle est surprise de découvrir que ces travaux ont démarré sans avoir obtenu la moindre certification. Lancés dès 2005, ils sont en effet terminés en 2008 mais ne seront utilisés qu’en 2010, après avoir enfin obtenu une homologation routière manuelle, à défaut d’une homologation immatérielle qui, elle, n’existera jamais.
Dans la réalisation des infrastructures, les dépenses qui correspondaient à des aménagements (trottoirs etc.) dans les communes traversées par le tramway (Dechy, Guesnain, Sin le Noble…), qui devaient en toute légalité payées par ces dernières, ne l’ont jamais été. Lisons le rapport : le SMTD « a financé des travaux ne relevant pas de son patrimoine (…) qu’il a pris soin de ne pas amortir ».
Des protocoles « secrets »
Sous cet ensemble caractérisé par un n’importe quoi incroyable apparut en 2009 un document étonnant, rédigé sur du papier à l’en-tête de la société APTS.
Revêtu des signatures de l’ordonnateur alors en fonction et du président d’APTS, il comporte une mention manuscrite dont l’auteur n’est pas identifié et qui atteste de son caractère secret : «Confidentiel à ne pas transmettre même en interne au SMTD».
Portant sur l’annexe intitulée «schéma de payement» il mentionne la date manuscrite du 7 juillet 2005, soit dix jours après la signature de l’acte d’engagement et la veille de la notification du marché à APTS. Cette date correspond également à celle d’un déplacement de membres du SMTD chez la société APTS.
Il prévoit une allonge de 8,7 millions pour obtenir le niveau de sécurité SIL4 et des délais supplémentaires, accord passé en dehors de tout marché et évidemment hors de tout contrôle de légalité.
Une contrepartie était toutefois prévue. Le SMTD recevrait un intéressement si d’autres villes dans le futur achetaient les fameux véhicules sans chauffeur d’APTS. Il était prévu le nombre de bus (181…) pour une durée de… 10 ans. Pas fous, les Hollandais avaient imposé un plafonnement à 9 millions d’euros.
Il y a eu une conclusion légale à cet acte illégal. Une transaction a été signée en février 2011 au bénéfice d’APTS qui avait porté ce document auprès des tribunaux. L’arrangement, payé par le SMTD, c’est à dire les contribuables douaisiens, selon la CRC, « s’apparente à un avenant » qui revient à ratifier « une partie non négligeable du protocole secret ».
Une conclusion
Pour le lecteur qui nous a suivi jusqu’au bout, ce dont nous le remercions, il reste à poser la conclusion de cet épisode. Nous verrons dans un autre article la question de la responsabilité des acteurs qui ont été aux manettes de cet accident industriel de grande ampleur.
Pensons toutefois à l’incroyable cheminement qui a vu, sur presque une décennie, un projet d’ampleur quasi séculaire mené dans le plus parfait mépris du devoir d’information envers les citoyens et leurs mandants.
Rappelons ainsi l’absence d’une communication régulière et sincère envers les élus de la communauté d’agglomération. A aucun moment, comme le rappellent les juges, n’ont été expliqués les enjeux et les choix d’un dossier d’une importance pourtant stratégique pour l’avenir du Douaisis.
Avec des outils comptables réduits à leur plus simple expression, l’information de l’assemblée délibérante est toujours restée limitée. La CDC relève toutefois la « rétrospective de l’année précédente et un éclairage sur le budget de l’exercice à voter ». Ces documents faisaient l’impasse sur les engagements pluriannuels, les seuls qui permettaient de comprendre la dimension des engagements. Ce manquement aurait d’ailleurs été un motif d’annulation des comptes mais personne n’a trouvé utile de le soulever.
On remarque le même déficit vers les usagers sinon les contribuables. La lecture des journaux qui retracent le feuilleton du « tramway » est une source bien réduite pour que l’opinion puisse de faire une idée du désastre qui s’est déroulé sous ses yeux alors même que ses conséquences financières étaient lourdes pour son porte-monnaie. Dans cet ensemble, le juge est juste. Il relève qu’une consultation a quand même été lancée en 2011. Mais cette opération n’a été suivie d’aucun effet car il y a eu un « vice de forme » dans sa mise en œuvre…
Pour conclure tout à fait, reprenons une formule des rédacteurs du rapport qui qualifie assez bien le pilotage du dossier. La CRC considère que le choix du procédé technique par le SMTD, mais surtout la façon dont il a géré sa réalisation, ont pris le pas sur « toutes les règles législatives, règlementaires et les principes les plus élémentaires de prudence qui doivent normalement conduire l’action publique ».
Il y a dès lors un mystère de grande ampleur sur un ratage d’une aussi grande dimension. Tenons pour rien les règles de prudence qui ne sont pas toujours l’obsession de nos élus et qui restent complexes à repérer. Mais comment peut-on s’assoir, quand on est une collectivité locale, sur les règles législatives et réglementaires sans que cette légèreté coupable ne puisse donner lieu à aucune conséquence légale ?
Max aime apprendre mais parle un peu souvent à la première personne. C’est un travers qu’il combat difficilement. Va falloir l’aider. Il adore la Scarpe et l’orgue de St Pierre, surtout les basses.