Les amateurs d’histoire locale savent que Douai, avant toute chose, était une place d’artillerie. Elle avait ses régiments, dont le fameux 15° RA dans la caserne Caux, ses écoles de tir, son polygone et surtout sa « fonderie de canons » depuis longtemps disparue mais dont nous pouvons deviner facilement les traces.
Le jardin des origines
Impossible, en effet, quand on passe près de St Amé, d’ignorer le portail imposant qui porte ce nom. Copie de l’original, il donne une certaine allure à la résidence qui accueille depuis 1990 les personnes âgées de la fondation Partage et Vie.
En franchissant cette porte, on débouche sur un jardin. Il date un peu mais retenons l’innovation qui était la sienne quand il a été aménagé, intelligemment installé dans les vestiges de la fonderie ainsi conservés.
L’enceinte circulaire encore existante n’est pas celle des débuts. Si elle reprend plus ou moins une partie de l’emprise initiale, il s’agit de la « halle aux fontes » construite en 1825. Pour autant, du côté de St Amé, on repère des bases plus anciennes et même, ici ou là, des restes de la fortification médiévale.
Mieux, bien avant l’invention des canons, sur cette hauteur artificielle, les Comtes de Flandre avaient construit la tour qui surveillait le gué de la Scarpe, alors ruisseau marécageux.
Nous sommes dans le Douai des origines.
Ces bâtiments, passés du bois à la pierre et agrandis au cours des siècles, existaient quand Louis XIV, qui venait de conquérir la ville, eut l’idée – sans doute soufflée par Louvois – d’y installer en 1669 une fabrique de « bouches à feu ».
Ce choix était des plus astucieux. On pouvait non loin de la frontière – comme à Pignerol et Perpignan – renforcer la défense du royaume en l’alimentant d’une artillerie toute neuve.
La Scarpe permettait les acheminements à une époque où la voie terrestre est impraticable, sans parler de la force motrice mise au service des machines. Enfin, la hauteur de la terrasse éloignait les fourneaux de la nappe phréatique, l’humidité faisant très mauvais ménage avec le bronze en fusion.
La fonderie royale de Douai
La mise en œuvre de la fonderie fut étonnamment rapide. Il est vrai qu’à l’époque, changer la destination d’un bâtiment ne posait pas trop de problèmes. On s’adaptait. Des murs, un toit, des portes, et hop, ça faisait l’affaire, un peu comme un hôpital devenant hôtel de luxe mais en plus vite et moins cher.
De janvier à mars 1669 étaient aménagés les murs extérieurs et la couverture dite « légère » du tout. Dans le même temps, les fourneaux furent construits avec des briques amenées d’Arras. Louvois de son côté avait envoyé un charpentier, un spécialiste, pour construire la machinerie, notamment l’alésoir. A la fin de l’été, la fonderie était en état de marche. Elle allait fonctionner jusqu’en 1867.
Pour mener à bien l’abandon des achats de canons aux spécialistes étrangers, de Suède, d’Autriche ou de Hollande, Louis XIV recruta deux « fondeurs allemands », en fait des Suisses, les Keller.
Des deux frères, Balthazar (1638-1702) et Jean Jacques (1635-1700), le premier, nommé « commissaire des fontes » , contribua à créer – on n’ose dire fonder – l’industrie d’armement nationale.
En 1690, sa nomination à Paris pour terminer l’achèvement des statues royales oblige Louvois à le remplacer par son frère. L’aîné connaîtra moins de succès que le cadet. Accusé de malversations, Jean-Jacques, emprisonné en 1695, sera prestement remplacé par un de ses collaborateurs, ancien officier d’artillerie, Claude Berenger dit « de Falize » , dont les descendants dirigeront jusqu’en 1821 la fonderie.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces « experts », toujours étrangers, que le roi s’attacha à prix d’or au point que ni leur origine, ni leur religion ne posaient problème. Ce qui comptait, c’était leur savoir familial accumulé depuis des générations. La connaissance des alliages et la maîtrise de la fusion étaient fondamentalement empiriques.
Les Keller, puis leurs successeurs Berenger, ne s’occupaient pas des opérations techniques. Ils étaient des sortes d’ingénieurs disposant d’une main-d’œuvre conséquente, pour partie originaire de leur patrie. Ils recevaient du roi une pension, un budget pour faire fonctionner la fabrique et des fonds pour acheter la matière première, opération étroitement surveillée car les fraudes étaient courantes.
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A la fin du XVII° siècle, la fonderie employait une centaine d’ouvriers mais elle logeait dans son enceinte plus du double, ce coût revenant d’ailleurs à la ville. Dans cette main-d’œuvre, certains compagnons étaient spécialisés, ainsi les ciseleurs, mais la plupart avaient des attributions multiples souvent dangereuses.
Outre le poids des pièces, la chaleur de la fusion, la durée de la coulée où aucune pause n’était possible, les témoins du temps avaient noté que les vapeurs dégagées rendaient systématiquement malades les ouvriers qui en étaient chargés.
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Le mystère de la fusion magique
La fonderie s’organisait en quatre ateliers : la « moulerie » pour la confection des moules, la « fonderie » pour la coulée, la « forerie » pour le forage, l’alésage et le tournage, la « ciselerie » pour la pose à froid des grains de lumière et les usinages extérieurs. Plusieurs portiques permettaient le déplacement des pièces à l’aide de poulies et de moufles.
Cette industrie évoluera peu pendant près de deux siècles. Ainsi, on ne saura pas, durant longtemps, analyser les matières sauf par l’observation aidée de l’expérience.
On repère la température à la vue par la couleur au feu. La pureté par le goût en portant la bouche sur le métal. La qualité se vérifie par le son après une percussion ou par l’aspect après une coupe. Les fondeurs les plus avertis savaient la juger selon les paillettes, les cristaux ou l’homogénéité qu’on trouvait sur la tranche.
La fonte de fer, connue depuis longtemps, n’ayant détrôné le bronze qu’à la fin du XIX° siècle, c’est ce dernier qu’on coule à Douai. Faite de cuivre, d’étain et de « letton » – toujours achetés à l’étranger – la mixture cherche le meilleur compromis entre la résistance, le poids et la facilité de l’usinage. Chaque coulée était un pari dont le résultat se vérifiait lors de l’épreuve de la pièce.
Ces « commissaires aux fontes » suscitaient, comme Vulcain ou Héphaïstos, autant d’admiration que de méfiance car ils tenaient leurs alliages secrets. Ce mystère ne manquait pas de susciter le soupçon chez les officiers chargés du contrôle des coûts.
Une analyse scientifique réalisée au milieu du XIX° siècle a révélé que les canons des Keller étaient composés de 91% de cuivre, de 7% d’étain et de 2% de plomb, dernier « ingrédient » qui étonna les savants par la fragilité qu’il pouvait donner aux pièces.
La fabrication commençait par les moules. Douai conservera longtemps la technique de la terre qui oblige à les détruire au moment du décoffrage. Mais à la fin du XVIII°siècle, une modalité moins fastidieuse et moins coûteuse – car réutilisable – marquait sur du sable une empreinte en creux ensuite contenue dans un châssis de fer.
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Lors de la coulée, les Keller plaçaient un noyau réfractaire en argile au centre du canon, lequel, cassé, donnait l’ébauche de l’âme. En 1734, un fondeur suisse, Maritz, la coulait d’un bloc. Cette simplification reposait sur la phase suivante, la plus compliquée : l’alésage.
Au début, les Keller posaient la pièce verticalement sur l’outil. Le poids renforçait le mordant, mais la rotation du foret était très lente. Le calibre s’obtenait après plusieurs passes laborieuses et des vérifications constantes du centrage. Tout ratage obligeait à mettre la pièce au rebut.
Maritz enserrait le canon brut de décoffrage dans un cadre de bois mis en rotation à l’horizontale. L’alésoir, fixe, le perçait comme le font les tours d’usinage actuels. Une vis régulait l’avancement réalisé en une seule fois.
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Avec ce système qui fut établi à Douai en 1748, les fondeurs parvenaient à un degré de précision remarquable, de l’ordre de quelques millimètres à une époque où étaient inconnus les roulement à billes, les bâtis en acier, la normalisation de l’outillage et surtout la mécanisation.
L’âme réalisée, la lumière de mise à feu était percée (à l’archet…) avant qu’elle ne soit finie par les ciseleurs. On vérifiait enfin la pièce selon un processus minutieux. Après avoir contrôlé la présence ou non de « chambres » (des creux dans le tube), des charges de poudre surdimensionnées étaient mises à feu pour en éprouver la solidité.
Chaque canon sorti indemne de ces épreuves (60 à 70% de la production, parfois moins) recevait une inscription : sa fonderie, sa date de fabrication et son nom, toujours ou presque une épithète bien choisie, parfois agrémentée d’une devise ou d’une dédicace au grand maître de l’artillerie.
On sait que le canon du jardin daté de 1744 s’appelle « la furibonde » . Meilleures que l’immatriculation moderne, ces personnalisations étaient sans limite : « le mignon » , « la vertueuse » , « le sot » , « la souffrante ». On trouve même un assez logique « l’ennemi » qui dit tout…
Magnifiques, ces canons sont proches des sculptures qui étaient l’autre spécialité de Balthazar Keller. Ces œuvres d’art témoignent du niveau d’exigence esthétique de la monarchie et celui des fondeurs douaisiens à son service.
Innovation contre obsolescence technique
Si les innovations restèrent modestes, il faut néanmoins les relier aux réformes militaires qui aboutirent peu à peu aux canons modernes. Durant longtemps, l’artillerie est d’une diversité incroyable entre les pièces de sièges, de marine ou de campagne, sans parler de celles, disparates, prises à l’ennemi. Pour un peu, chaque canon devait avoir un projectile particulier.
Pour rationaliser les parcs, en 1732, de Vallière uniformise les calibres tout en réduisant le nombre, ce qui facilite l’approvisionnement lors des campagnes.
A partir de 1765, Gribeauval invente un système complet d’armement, du fusil au canon, si innovant qu’il sera celui des campagnes de la Révolution comme de l’Empire et restera inchangé durant presque un siècle.
Sa première idée est d’alléger les pièces en raccourcissant le tube, décision qui suscitera des oppositions farouches de la part des tenants du système De Vallière qui en déduisent à tort que la précision des tirs sera inférieure.
Gribeauval annule ce risque par une rationalisation des fabrications qui réduit les tolérances d’usinage dont le fameux « vent du boulet » , jeu entre le projectile et le tube qui jouait sur la précision et usait rapidement l’âme (1000 coups à 1000 mètres et pas plus).
Des gabarits, des tables de construction et des outils de mesure sont distribués aux fonderies royales, lesquelles produisent des canons plus efficaces, plus mobiles et facilement réparables par l’interchangeabilité des pièces.
Les fontes donnaient une moyenne d’une dizaine de pièces par mois, soit près de 150 canons annuels. En vingt ans, Keller en produisit trois milliers. Les Berenger contribuèrent au même rythme, réussissant à atteindre au début du XIX° siècle 200 à 250 canons par an.
Cette quantité impressionnante – l’artillerie compte 40 000 bouches à feu en 1789 – explique la présence, à peu près sur tous les coins du globe, de canons douaisiens, laissés en cadeau à des alliés (ainsi par Rochambeau aux Américains) ou plus souvent pris par l’ennemi qui les a conservés comme trophées (en Russie, en Prusse, en Angleterre etc.).
A la fin de l’Empire, en 1815, le parc français, pourtant sans cesse alimenté depuis 1803, a perdu les 2/3 de ses pièces. Il reste à la Restauration dans les régiments d’artillerie à peine 14 000 canons de tous types.
L’obligation de renouveler l’armement après deux décennies de conflits, tout en tenant compte de leurs enseignements, ont augmenté les exigences de l’Etat en termes de qualité. Il s’en est suivi concrètement de nombreux rebuts qui ont affaibli l’intérêt des fondeurs, y compris à Douai où le dernier Berenger abandonne sa commission en 1821.
Ce glissement de l’entreprise vers la gestion directe – la régie – marque le début d’une modernisation des procédés de fabrication. Il est vrai que les pertes – dont ils devaient supporter les coûts – ne poussaient pas les fondeurs à sortir de la routine, sans parler de l’usure des pièces – inévitable avec le bronze – qui obligeait l’Etat à les remplacer régulièrement pour leur plus grand avantage. Sans le savoir, ils avaient inventé l’obsolescence programmée.
Tout change au début du XIX° siècle, quand la révolution industrielle impacte tous les secteurs économiques. L’armement est un des plus dynamiques. Les gouvernements restent toujours attentifs à ne pas se faire distancer par les voisins.
Les innovations techniques, qui se multiplient, vont de pair avec une formation des ingénieurs qui augmente leur expertise. Il est remarquable que tous les directeurs de la fonderie de Douai – sauf le premier, le commandant Gauche, mais il sort de Châlons – aient été issus de l’Ecole Polytechnique (De la Grange X1803, Dussaussoy X1803, Tournaire X1808, Mocquard X1810, David X1812 etc.).
Le passage en régie correspond d’ailleurs au moment d’une grande rénovation menée par le baron de La Grange, directeur de la fonderie de 1822 à 1826. On lui doit la halle en fer à cheval qu’il a recouverte d’une charpente métallique de son invention, technique ultra moderne pour l’époque dont les embases sont encore visibles. Elle supporte de plus un toit en deux parties permettant d’évacuer les gaz. La mécanisation s’améliore aussi avec l’installation d’une « machine à feu » de 25 CV qui entraine une forerie à quatre bancs.
® Mémoire de Douai
En dépit de ces efforts, la fonderie de Douai aura beaucoup de mal à suivre les progrès de l’industrie d’armement, notamment la rayure des tubes, le passage à l’acier et surtout le chargement par la culasse. Les trois fonderies existantes, Douai, Strasbourg et Toulouse produiront des canons à âmes lisses jusqu’en 1861.
En 1867, le gouvernement impérial décide de les fermer pour créer à Bourges un grand établissement adoptant les méthodes modernes de production. Douai avait déjà mis en place des fabrications d’obus et de fusées plus mécanisées que la fonte des canons. L’entreprise sera donc dédiée à cette activité jusqu’à la Grande Guerre, le conflit laissant, comme une bonne partie de la ville, les bâtiments presque complètements détruits.
Déclassé par l’armée en 1936, le site est acheté par la ville qui y construit après la Libération, sur la partie ouest rasée après 1918 devenue un jardin, un conservatoire et une bibliothèque municipale inaugurés en 1955. Sur le reste de l’emprise, elle installe un centre d’apprentissage technique, dit « Charcot » . Divers baraquements accueilleront jusque dans les années 60 des élèves de nombreux corps de métiers.
Le site de la fonderie sera ensuite laissée à l’abandon. Plusieurs destinations seront alors envisagées notamment, dans les années 70, un projet de logements dotés de parkings souterrains. A toute chose malheur est bon. L’imminence de cette destruction définitive a provoqué une fouille de sauvetage qui a permis de mieux connaître l’origine de Douai.
Pour autant, si ces habitations ne virent pas le jour, les travaux de la résidence Partage et Vie, dix ans plus tard, aboutirent à la disparition des derniers bâtiments encore debout, ainsi ceux, XVIII°, qui faisaient face à l’hôtel Romagnant, logement des commissaires des fontes, lourdement transformé en hôtel peu avant.
® Mémoire de Douai
Cette longue histoire de destruction s’est heureusement arrêtée là. Les vestiges qui subsistent nous rappellent l’existence du passé et en empêchent l’oubli. Remercions tous ceux qui ont contribué à cette conservation miraculeuse.
Max aime apprendre mais parle un peu souvent à la première personne. C’est un travers qu’il combat difficilement. Va falloir l’aider. Il adore la Scarpe et l’orgue de St Pierre, surtout les basses.
Merci pour cette page d’histoire et ce superbe article.
À vous lire, on constate amèrement que la monarchie capétienne avait une toute autre ambition pour la France et pour nos couleurs que ces tristes républiques sans âme.
Cette fonderie méritait un peu de recherche 🙂
L’avantage de la monarchie était la continuité de sa politique, ainsi étendre ses frontières au nord, histoire de mettre Paris à l’abri. D’où la conquête de la Flandre et la création aux frontières de ces fabriques de canons.
On a eu des bons rois et des nuls… comme la République…