En espérant mieux (2/2)

Nous avons laissé Alexandre de Calonne, enfant de Douai, au moment de sa nomination au Contrôle Général, ancêtre de notre redoutable ministère des finances. A ce poste, l’audace sera sa marque, non sans prise de risque avant l’effondrement final.

Keynes avant Keynes

Quoi qu’il en soit, Calonne arrive avec un plan qui n’est pas doctrinaire comme celui de Turgot, ni moralisateur comme celui de Necker.
Sa maîtrise technique sans égale de l’administration s’inscrit dans une stratégie assez proche des futures doctrines keynésiennes. Il faut restaurer le crédit public pour relancer la machine économique donc emprunter à tout va. C’est ce qu’il va faire.

La situation budgétaire n’est pas sans rappeler celle d’aujourd’hui, avec son déficit abyssal et sa répartition défectueuse des impôts.
En 1783, dans un royaume où les plus riches paient très peu, les rentrées d’argent sont évidemment très inférieures aux sorties. De plus, les emprunts exigibles – qui ne sont pas la dette totale – représentent trois fois le volume du budget, notamment du fait du coût de la guerre d’Amérique. La banqueroute menace.

Sans perdre de temps, Calonne attaque tous les sujets. Il modifie le rapport or/argent de la monnaie pour réduire la spéculation sur les métaux précieux et restaure la ferme générale dans son organisation première.
Il crée en août 1784 une nouvelle caisse d’amortissement – future Banque de France – dont l’objectif était de rembourser en 25 ans la moitié des dettes de l’État qui représentent près de deux milliards de livres.
Il lance de concert toute une série de travaux – routes, canaux, ports maritimes – susceptibles de faciliter l’activité économique, tout en prenant des mesures financières, primes ou avances de trésorerie aux établissements, favorisant le développement industriel.
La paix étant faite avec l’Angleterre, Calonne signe, avec ce voisin qu’il admire, un traité de commerce en septembre 1786. Le pari du contrôleur consiste à favoriser outre Manche les exportations françaises, notamment en vins et produits de luxe. En retour, les importations anglaises doivent stimuler l’industrie française, ce qui sera le cas pour les secteurs les plus performants, ainsi la miroiterie.

L’afflux de capitaux permis par le desserrement budgétaire de Calonne débouche sur une frénésie de dépenses, notamment au bénéfice de la famille royale, de la Cour et plus généralement des classes favorisées, aristocratie ou bourgeoisie d’affaires.
Dans la décennie qui précède la révolution, la remarquable floraison des constructions à Paris et en province, comme le renouveau des arts décoratifs dont le sublime « style Louis XVI » , trouvent leur source dans cette manne inespérée.

Arx tarpeia Capitoli proxima

Cette hausse des dépenses ne s’accompagne aucunement d’un accroissement des impôts que Calonne a même tendance à réduire. Toutefois « l’état de grâce » commence à se dissiper. A la fin de 1785, l’opinion se retourne sous la conjonction des facteurs défavorables que le contrôleur général n’a pas réformés d’emblée.
Car seul un traitement de cheval peut soigner les maux dont souffre le budget du royaume, notamment une meilleure répartition de la charge fiscale, c’est à dire son extension à la noblesse et au clergé. En 1786, le déficit, d’ailleurs mal connu, y compris par le contrôle général, est énorme.

Une situation insoluble peut parfois être utile en obligeant à la réforme radicale dont personne ne voulait. Certains historiens estiment que Calonne aurait ainsi sciemment poussé à la dépense pour rendre inévitable la révolution fiscale. Mais dans un pays comme la France, de tous temps et pire encore dans une société d’ordres, il est impossible d’agir quand on a perdu le soutien des gens qui comptent.

Quoi qu’il en soit le ministre propose au roi en août 1786 un projet de « subvention territoriale » perpétuelle, payée par tous les propriétaires sans exception et dont le montant serait calculé par des assemblées locales. Le coup de génie, aujourd’hui banal, est de ne considérer que le terrain et pas le statut de celui qui le tient.
Au delà, à l’exemple de Turgot, il ajoute diverses mesures comme la suppression des douanes intérieures, le remplacement des corvées par une prestation en argent et enfin la transformation de la Caisse d’escompte en banque d’État.

Louis XVI approuve le plan mais, bien que « roi absolu » , il a l’obligation de consulter ses sujets sur une réforme de cette ampleur. L’opposition des parlements étant certaine, Calonne repousse la solution des États Généraux, lente et complexe. Il opte pour un compromis baroque : une « assemblée des notables » , inspirée d’un précédent de 1626. Il est certain que sa capacité de persuasion et la rapidité de la manœuvre triompheront de toutes les préventions.

L’assemblée des notables

Pour la vitesse, c’est raté. Le caractère velléitaire du roi n’a pas permis de pousser les feux. Décidée en août 1786, l’assemblée se réunit à Versailles le 22 février 1787. La pression, extrême, surmène le contrôleur général qui tombe malade, ce qui repousse de deux semaines l’ouverture des débats.

Dans la salle de l’hôtel des Menus Plaisirs montée pour l’occasion, Calonne dut s’interroger sur son prodigieux destin, lui petit noble douaisien à peine français, artisan d’un renouveau institutionnel digne d’un Richelieu ou d’un Sully, assis comme le voulait l’étiquette sur son pliant, face au roi et aux princes du sang.
Il n’a pas dormi, corrigeant jusqu’au matin son projet de discours. Quand vient son tour après les bonnes paroles de Louis XVI, il est égal à lui même. Lors de son exposé d’une heure, son « talent prodigieux » frappe l’assistance, pour autant sourdement inquiète de ce qui peut sortir de ce cerveau singulier.

Tout au long des semaines de débats, la partie s’avère moins facile que prévue. Des 147 personnalités composant cette instance, bien peu – à peine un tiers – soutiennent les innovations envisagées.
L’opposition ne faiblit pas en dépit des efforts de Calonne qui, selon un témoin, « fut en butte à tout ce que la mauvaise volonté, la grossièreté même, purent suggérer, sans qu’il sortit un instant du calme et de la modération la plus parfaite, ni que des questions tumultueuses faites et qui souvent se croisaient, embrouillassent la justesse et la clarté de ses répliques » .

Ces discussions se doublent de polémiques violentes dans l’opinion. Necker combat son ennemi dans les gazettes sur le montant réel du déficit, chiffre immédiatement réfuté dans les mêmes canaux par Calonne.
La Cour, qui ne veut aucune réforme, s’en mêle, ainsi la reine qui n’a jamais apprécié ce ministre sans doute trop intelligent pour elle. Il s’en plaint au roi. Suit une scène incroyable. Convoquée par son mari souverain, Marie-Antoinette est tancée « comme un enfant pris en faute » en présence du plaignant. « Me voilà perdu, se dit Calonne » . Il avait raison.

La disgrâce puis l’exil

Devant l’enlisement des travaux, tous les journaux bruissent du prochain renvoi du contrôleur qui croit encore, en optimiste impénitent, au soutien inconditionnel de Louis XVI. C’était mal apprécier la force de l’ennemi devant la faiblesse du roi absolu.
Se pensant sauvé au soir du 5 avril, Calonne apprend le lendemain son renvoi, associé à celui de son adversaire le plus acharné au conseil, Miromesnil.
Si beaucoup se réjouissent de cette décision, quelques esprits avisés comprennent cependant que cette éviction annonce le pire. Il est résumé d’une belle formule par Chamfort : « on avait laissé tranquille M. de Calonne quand il a mis le feu et on l’a puni quand il a sonné le tocsin » .

Les espoirs de jouer un rôle en coulisses, voire même de revenir aux affaires, sont vite douchés. Installé dans son château de Berny à Fresnes, Calonne reçoit l’ordre de se retirer dans sa terre d’Hannonville en Meuse, qu’il a acquise à son mariage. Sa seule satisfaction est sans doute de savoir que le même sort est réservé à Necker.
Loménie de Brienne, son pire ennemi, devenu ministre d’État, clôt fin mai les travaux d’une assemblée dont il ne sort quasiment rien. Sa disgrâce s’accompagne d’humiliations personnelles (il doit rendre son cordon du Saint Esprit) mais surtout d’une vindicte générale, du peuple qui le hue sur son passage et des parlements qui risquaient gros sous son ministère. Comprenant le danger et soucieux de pouvoir se défendre plus aisément, Calonne s’exile en août en Angleterre.

Le financier des Princes

Dans l’adversité, Calonne dispose de quelques consolations. D’abord l’accueil chaleureux que lui réservent les Britanniques, peut-être plus objectifs que l’opinion française ou plutôt reconnaissants des effets positifs, pour eux, du traité de 1786.
Il peut ensuite compter sur l’appui sans faille de sa maîtresse de longue date, d’ailleurs flamande comme lui, l’admirable Anne Josèphe de Nettine, fille de banquière et épouse du richissime conseiller d’Harvelay.
Veuve en septembre, elle se remarie avec Calonne, lors d’un court séjour en France, en juillet 1788 dans la chapelle du château d’Abancourt. Il y aurait beaucoup à dire sur cette épouse fidèle qui continuera jusqu’au bout à le soutenir dans ses entreprises au péril de sa fortune.

Mariage de Calonne en 1788 au château d’Abancourt, les paraphes des mariés en haut puis ceux du frère, l’abbé, ainsi que de Charles Herries, banquier britannique qui sera un soutien durant l’émigration, père d’un futur Lord of Treasury.

Quoi qu’il en soit, Calonne, de sa luxueuse demeure d’Hyde Park Corner, fait imprimer plusieurs mémoires justifiant sa politique et qui rencontrent l’actualité car la situation budgétaire de la monarchie arrive en 1788 au point de rupture.
Incorrigible, il espère que la préparation des États Généraux lui offriront un retour gagnant. Candidat à la députation dans sa Flandre natale, l’accueil qu’il reçoit est si désastreux qu’il retourne à Londres aussitôt.

L’histoire est facétieuse. Après la prise de la Bastille et l’effondrement de l’Ancien Régime, de nombreux émigrés rejoignent Outre-Manche le ministre disgrâcié.

En dépit des circonstances passées, Calonne, fidèle inconditionnel de la monarchie, est un des artisans, au début des évènements, de la contre-révolution émigrée. Sans rancune quand on considère leur attitude devant ses tentatives de réforme, il met à la disposition des princes, Comtes de Provence et d’Artois, sa capacité d’action et les ressources de sa fortune.
Membre important des conseils royaux de Coblence ou Turin, il voyage à travers l’Europe au gré des victoires révolutionnaires qui compliquent ses parcours en l’obligeant à des détours étonnants.
Reçu en grandes pompes, tel le ministre qu’il n’est plus, par certains souverains, il est aussi renvoyé par d’autres, inquiets de ses initiatives face à une République conquérante.
Il n’est pas impossible que Calonne ait aimé ce retour en grâce particulier, peut être en imaginant, en cas de restauration des Bourbons, d’un retour aux affaires.

Les derniers feux

Couché sur la liste des émigrés dès 1792, les gouvernements qui se succèdent à Paris lui prêtent – d’une manière très exagérée – un rôle central dans les manœuvres des Bourbons contre la République.
De fait, son action apparait de moins en moins influente au fil des ans. Elle est plutôt épistolaire, sinon littéraire, avec de nombreuses publications sur la situation française qui démontrent toujours d’une fine compréhension des enjeux.
Ces prises de position conduiront d’ailleurs à la rupture avec les princes, les comtes de Provence (futur Louis XVIII) et d’Artois (futur Charles X), quand Calonne affirmera l’impossibilité de revenir, en cas de restauration, sur les réformes sociales et fiscales de la Constituante.

Comme toujours, l’ancien Contrôleur dépense l’argent qu’il n’a pas. Son épouse en voyage avait pris, avant de partir, la précaution d’emporter l’argenterie pour rendre impossibles les invitations qu’ils ne pouvaient se permettre. Sans hésiter, Calonne loua tout le matériel de table, sans rogner ensuite sur la magnificence des plats qu’il considérait devoir à ses hôtes.

A ce rythme, comme celui de son éloignement des chefs de l’émigration, sa situation financière devient peu à peu insoluble. Sa collection de tableaux – 360 toiles dont des Rembrandt, Titien, Vinci, Tintoret etc. – saisie à Londres, mal vendue, est dispersée dans toute l’Europe.
A partir de 1795, quand arrive en France le Directoire, Calonne entre dans la période la plus difficile qu’il ait connue, au point d’attaquer, comme le montrent ses courriers, la bonne humeur qui, dans l’adversité la plus noire, ne l’avait jamais quitté.

Retour en France

Avec la Paix d’Amiens en 1800 qui fait suite à l’arrivée de Bonaparte au pouvoir, Calonne réclame sa radiation de la liste des émigrés. Il est à peu près oublié de l’opinion mais pas des gouvernants qui trainent pour accéder à sa requête.
Audacieux comme à son habitude, il débarque à Calais en mai 1802 pour forcer le destin. Il espère, dans la remise en ordre financière menée par le Premier Consul, retrouver un rôle à jouer… à 68 ans.

De fait, il compte sur ses contacts près du nouveau pouvoir. Ainsi Mollien, réfugié à Londres comme son ancien patron sous la Terreur, devenu en 1800 directeur de la Caisse de Garantie et d’Amortissement – future Caisse des Dépôts et Consignation – qui doit apurer la dette française.
On le croit aussi lié à Fouché qui compte l’utiliser contre Talleyrand pour amadouer les milieux royalistes qui commencent à compter à Paris, comme ceux proches des intérêts britanniques.

Calonne rédige dans l’urgence plusieurs mémoires qu’il adresse à Bonaparte, persuadé qu’ils attesteront d’une compétence restée intacte. Il y a dans ces notes des vues pénétrantes, posées comme toujours sur une expertise des finances de haute volée. Le charme est cependant rompu. Si personne ne tient compte de ces écrits, c’est aussi que ses anciens collaborateurs n’ont aucune envie qu’on rappelle leur passé au service de Louis XVI.
A cette fin, le Moniteur publie un commentaire cinglant sur un projet « tellement faux qu’il n’avait pas l’air d’avoir été fait à Paris mais d’être écrit de la Chine » . Napoléon rappelle de Sainte Hélène les conditions de cet accueil hostile. Vingt ans plus tard, il avait gardé en tête l’apparence défectueuse de mémoires « qui étaient raturés, il ne s’était pas donné la peine de les épurer. Ce manque d’égards me choqua. D’ailleurs, je n’entrais pas dans les idées de l’ex-ministre » .

Resté à Paris, Calonne ne désespère pas pour autant mais le destin, cette fois-ci, va contrecarrer ses plans. Se promenant dans le jardin des Tuileries, apercevant une montgolfière s’élevant dans les airs, il se met à courir pour voir de près l’envol de l’engin. Rentré chez lui en nage, il est atteint d’une pneumonie qui l’emporte le 29 octobre 1802.

Destins des Calonne

Ainsi se termine l’existence d’Alexandre de Calonne, sans doute, avec Merlin, la plus célèbre de Douai pour cette période et même au delà. Pour autant, sa disparition y passa inaperçue comme d’ailleurs dans tout le pays. L’heure du ministre était finie, le monde n’avait plus besoin de lui.

Quant à ses proches, leur destin rejoint cette indifférence. Son épouse, qui l’avait assisté jusqu’au bout avec son dévouement habituel, décède en 1813, n’ayant « conservé que 6000 francs de rente et ne se plaignant pas » .
Son fils unique, Charles, n’était déjà plus de ce monde. Officier de chasseurs au service de l’Angleterre, atteint de la malaria, il meurt à Messine en 1808.

Plus singulière sera la destinée de son jeune frère Ladislas. Soutenu par son aîné dans sa carrière ecclésiastique, il lui apporte en retour un soutien sans faille lors de l’émigration, notamment par des contacts innombrables dans toute l’Europe.
En 1799, « l’abbé » s’installe simple prêtre au Canada, sur des terres de l’Île-du-Prince-Édouard qui appartenaient à son frère. Revenu en Angleterre en 1803 pour s’entendre avec les créanciers qui le harcelaient depuis la mort d’Alexandre, il exerce un ministère à Liverpool le temps de régler ces dettes.

L’abbé de Calonne, né à Douai en 1743 et mort à Trois-Rivières en 1822.


Établi au Québec en 1807, ce prélat pourtant habitué au faste vivait en ascète, réservant ses revenus aux plus nécessiteux. Estimé des populations des deux langues et des deux religions, Ladislas est mort en 1822 en « odeur de sainteté » . La tradition orale canadienne a longtemps conservé ce pieux souvenir. En 1962, une vieille ursuline de Trois-Rivières parlait encore de « notre M. de Galonne » comme si elle l’avait connu.

Pour finir, outre ce parcours prodigieux tenant à de rares compétences intellectuelles, retenons quelques traits de caractères qui permettront peut être d’atténuer l’opprobre généralisée dont est victime jusqu’à aujourd’hui notre Contrôleur Général.
D’abord une incontestable générosité qui contredit la cupidité régulièrement attachée à son souvenir. Les sources documentaires, notamment celles de sa période d’émigration, indiquent que toute rentrée d’argent aboutissait pour lui à une immédiate distribution de ces fonds à plus pauvre que lui.

Mais il y a mieux encore. Ainsi cette profession de foi, exprimée par l’intendant Calonne. Elle pourrait être méditée à profit par nos actuels dirigeants : « n’être pas touché de la misère publique, ne pas craindre d’aggraver les charges du peuple, ne pas faire son possible pour en diminuer le poids, ce n’est pas seulement un défaut de mérite dans un administrateur des finances ; c’est à mes yeux une véritable infamie » .

L'histoire est sa passion et à Douai, elle est servie. Les détails la passionnent car dans ce cas, il faut bien regarder et tenir le nez en l'air. La ville est belle, il faut la célébrer, tel est son credo.

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